Bourdieu aurait sans doute eu plus de succès avec les étudiants s’il avait sociologisé le sexe. En attendant, c’est Titiou Lecoq qui s’y colle brillamment et avec humour. Cette semaine, je vous parle de sa « Théorie du Connard Merveilleux », qu’elle développe dans ses Chroniques de la débrouille.
Guenièvre et le connard merveilleux
« Tout au long de ces années passées à réfléchir sur la vie amoureuse plutôt que de travailler à conquérir le monde, j’ai élaboré moult théories sur les rapports hommes/femmes au sein d’un contrat copulatoire de long terme. Je me dis que c’est bien bête d’en priver le monde (vous êtes le monde).
Remontons à l’enfance d’un individu que nous appellerons Guenièvre. Vous allez me dire, petite, la mère de Guenièvre lui lisait des histoires de Prince Charmant et, désormais, elle attend un homme merveilleux. Mes enfants ! Mais quelle naïveté charmante de votre part ! Ça, c’est peut-être le cas de Mélisande, la cousine germaine de Guenièvre, mais Guenièvre, elle, nourrit des ambitions névrotiques autrement plus élevées. Guenièvre, à l’âge adulte, n’attend pas le prince charmant, elle cherche le connard merveilleux. »
« De toute façon, les filles, elles préfèrent toujours les connards » : FAUX !
« Prenons mon cas pour le considérer comme universel en faisant fi de toute la méthodologie scientifique chère à Claude Bernard. Moi, le prince charmant, ça a dû me passer vers l’âge de six ans. Après, j’ai sombré dans l’attente du bad boy charmant. Vous me direz, en un sens, tant mieux, c’est plus facile à trouver. En fait non. Parce que tout connard n’est pas charmant.
Ce qui attire dans le connard, ce n’est pas son essence de connard. Ça, c’est ce que pensent certains garçons qui me disent « de toute façon, les filles, elles préfèrent toujours les connards ». Eh bien non, ce qui attire Guenièvre, c’est la possibilité de sauver le connard, de le dé-connardiser. En religion, il y a un nom pour ça : la rédemption. »
Le dilemme de Kelly
« Ce qui finit de niquer la psychologue de Guenièvre, c’est que la télé l’a abreuvée de ce scénario. Ça a commencé très jeune avec les dessins animés. Dans « Olive et Tom », certes, Olivier Atton était sympa, on avait envie de l’inviter à notre goûter d’anniversaire, mais son potentiel érotique était fortement limité face à ce connard de Thomas Price.
Thomas Prince n’est qu’un exemple. Les filles qui rêvaient d’épouser Son Goku mais fantasmaient secrètement sur Végéta sont mal barrées. (Rappelons au passage que l’état de Super Saiyan est évidemment l’expression d’un inquiétant problème de priapisme.)
Et puis, il y a eu le fantasme total. L’homme qui incarnait tous les contraires : Albator, ses cheveux longs, sa cicatrice, sa cape tête de mort.
Après les mangas, il y a eu les séries. Ce qui m’amène à dire que Pacey (dans Dawson), Logan (Veronica Mars), Dylan (Beverly Hills), Spike (Buffy contre les vampires), Doug Ross (Urgences) sont en réalité un seul et même personnage. Pour que la série fonctionne à fond, on adjoindra au connard le gentil prince (Dawson, Duncan, Brandon, Riley, etc.) qui lui sert de faire-valoir. »
La catharsis a clairement foiré
« Historiquement, un peu avant Dylan, il y a eu Musset et tous ses héros. Avis aux filles névrosées : je vous conseille de lire Lorenzaccio, ça, c’est du vrai connard à fort potentiel érotico-rédemptif.
Dans l’Antiquité, la fiction – en l’occurrence le théâtre – était fondée sur la catharsis, qui permettait au spectateur de projeter toutes ses pulsions et d’en sortir débarrassé dans la « vraie » vie. C’était une sorte de purge. Sauf que, visiblement, un truc a complètement foiré dans le processus. Les spectateurs n’en ressortent pas libérés de leurs passions, mais au contraire complètement renforcés dans leurs névroses. (C’est bien pour ça qu’on peut leur refourguer le même scénario dans huit cents séries différentes, ça marche toujours.) »
« Il fait semblant de s’en foutre, mais en fait il lutte contre ses sentiments parce qu’ils lui font peur »
« Le problème, c’est que douillettement installée dans son fantasme, cette cruche de Guenièvre va chercher la même chose IRL. Et, dans la vie, l’histoire avec le connard finit en catastrophe et tonnes de Kleenex, puisque tout cela n’est que projection de fantasmes.
Le nœud inextricable dans l’histoire avec le connard merveilleux, c’est que Guenièvre n’est pas vraiment attirée par l’individu lui-même, mais par le possible devenir de cet individu. En clair, elle fantasme total. Et comme elle a sa pré-grille de lecture fantasmatique de l’homme, elle mettra une énergie folle à croire voir dans certains gestes une possibilité de rédemption du bad boy. Quand ses amis lui diront : « Meuh non … Guenièvre, il veut juste te niquer », elle dira : « Oui je sais que c’est vrai, mais, en même temps, je sais que c’est pas vrai. » Parce que toute Guenièvre croit qu’elle, contrairement aux autres, y arrivera, accomplira le miracle et la prophétie.
Pire. Que le miracle s’accomplira de lui-même. Que le bad-boy tombera fou amoureux d’elle simplement en la voyant et que cet amour le transcendera. Comme si la Guenièvre portait en elle une essence divine qui agirait sur l’individu malgré lui. (D’où les « il fait semblant de s’’en foutre, mais en fait il lutte contre ses sentiments parce qu’ils lui font peur ». Oui, parce que arrive toujours un moment où, au début du processus de rédemption, le connard est effrayé par l’humanité qu’il ressent et cherche à fuir.) »
Titiou Lecoq, Guenièvre, les connards et Dieu
« Dans le fond, Guenièvre veut qu’à son contact, l’homme change. Or, comme elle préférerait quand même une amélioration, Guenièvre choisit le connard pour le dé-connardiser (plutôt que dé-princer le prince charmant, elle est pas non plus complètement débile.) Mais pourquoi est-elle toute excitée à l’idée que l’homme change à son contact divin ? Guenièvre, d’une certaine manière, cherche à donner une seconde naissance au connard. Ce qui, symboliquement, ferait d’elle à la fois son amante et sa mère, ce qui est un excellent moyen d’anéantir sa future belle-mère, et symboliquement sa propre mère. Bref, de devenir la femme toute-puissante parce que préférée à toutes les autres sur terre et en sus de bénéficier de la protection totale de l’homme.
Guenièvre veut être Dieu. »
La bonne nouvelle, c’est pas qu’on a la solution miracle pour dé-connardiser les connards. Par contre, Titou Lecoq a beaucoup d’autres théories à vous apprendre dans ses Chroniques de la débrouille !