« La différence entre la lecture d’un roman et un acte sexuel, c’est qu’après avoir lu, le plaisir demeure. » L’humour oh so british de David Lodge, génie littéraire d’outre-manche qui cartonne en France (mais pas que) depuis près de trente ans, s’instille dans un nouveau projet : Né au bon moment, la première partie de ses mémoires. On pourrait penser pendant un quart de seconde que c’est chiant, des mémoires. Loupé : le Dieu Lodge fascine autant en conteur d’histoires que lorsqu’il raconte la sienne. Portrait d’un génie, mi père spirituel, mi fantasme littéraire.
« Ma vie n’a jamais été sensationnelle, je me suis dit que je serais le seul à pouvoir la rendre intéressante. »
David Lodge c’est l’élégance. L’art de la littérature, l’humour subtil en filigrane, des centaines de pages de culture et de cultures. David Lodge, c’est l’irrévérence et le talent. Un conteur exceptionnel. Des histoires. Et cette fois, c’est son histoire qu’il nous livre.
Né au bon moment c’est l’autobiographie de sa demi-vie, 500 pages fascinantes qui mêlent littérature et éléments biographiques, qui s’éloignent du style romanesque qu’on lui connaît mais qui parlent de lui comme si l’on était plongé dans l’un de ses romans. « Ma vie n’a jamais été sensationnelle », dit-il à ce propos, « je me suis dit que je serais le seul à pouvoir la rendre intéressante. » Et il n’y manque pas.
Sur le papier, David Lodge c’est un professeur de littérature à Birmingham, marié très tôt, père de deux enfants, adorateur de la chose littéraire.
Rien d’émoustillant à première vue.
Davis Lodge, c’est aussi une position affirmée contre le Brexit, une plume unique qui se rapproche d’un Salman Rushdie sans jamais le calquer, le charme de l’autodérision, un bagage littéraire obèse et l’antipode de tout ce qui se fait en France. « Sans doute un écrivain français, s’adonnant au même exercice, serait-il davantage dans l’introspection, l’analyse de soi. Moi, je ressens un danger à être trop obsédé par moi-même : le risque de l’auto-apitoiement », confie-t-il au micro d’Augustin Trapenard sur France Inter.
Quand on évoque l’exercice des Mémoires en France, on pense entre autres à Chateaubriand, ce René assommant aussi long et indigeste que cinq émissions de Touche Pas à Mon Poste à la suite. Né au bon moment, c’est autre chose. « Le grand privilège de l’écrivain est de pouvoir exploiter ses expériences négatives pour faire rire », analyse-t-il, et c’est exactement ce qu’il fait. Lodge puisait de ses expériences d’étudiant et de professeur universitaire dès ses premiers romans, puis de la vie de ceux qui l’entouraient, puisque la sienne devenait, à son sens, assez barbante – on dira plutôt ‘’rangée’’ : marié et monogame, religieusement fidèle à sa femme rencontrée très tôt sur un coup de dés, mère de ses deux enfants. Une vie de chance et de travail, un quotidien presque pépère, à l’inverse de ses écrits où la transgression sexuelle est reine, où ses personnages galopent au rythme de milles aventures. Et cette première autobiographie qu’on lit comme un roman n’y fait pas exception.
Né au bon moment
David Lodge a cinq ans quand les premiers bombardements nazis tombent sur l’Angleterre, et que son père s’engage dans l’aviation. Né au bon moment, il bénéficie de la loi sur l’enseignement secondaire de 44 : gratuité des études, bourse au mérite … Et puis quelques galères administratives, comme cet examen qu’il lui est interdit de passer, au collège, sous prétexte qu’il est né quelques mois trop tard. Il snobe la prestigieuse Oxford et lui préfère Londres, puis expérimente la course à l’emploi, galère après galère, qui aboutit à une nomination à Birmingham où le département d’anglais est dirigé par Terence Spencer, un personnage à la fois vain et flamboyant digne de sa trilogie universitaire Changement de décor, Un tout petit monde, Jeu de Société.
C’est justement ce département d’anglais qui lui permet de mener à bien plus d’un demi-siècle d’écrits : romans, essais (livres et critiques), théâtre – ces deux activités s’enrichissant l’une l’autre. « Je suis certain d’avoir été un meilleur critique parce que j’écrivais des romans, et un meilleur romancier car mon activité critique me permettait d’identifier ce qui allait et ce qui n’allait pas dans mes propres romans. »
David Lodge, père spirituel …
Comment devient-on David Lodge ? Il n’y a pas de réponse définie, plutôt pléthore de petits éléments qui s’assemblent pour former un puzzle fascinant – parce que s’il y a bien un adjectif qui colle à la peau de Lodge, c’est celui-là. Pur produit de son époque, de cette méritocratie d’après-guerre, il incarne cette vague d’auteurs middle-class que l’émulsion solidaire d’une Europe au sortir de la Seconde Guerre Mondiale a laissé naître. Né au bon moment, c’est le récit enchanteur de la carrière d’un homme de son époque.
« Le titre en anglais est « Quite a good time to be born« . L’adverbe anglais « quite » est un mot que j’aime beaucoup car il est ambigu », explique-t-il. « Ainsi, l’expression « quite good » peut prendre plusieurs sens, « relativement bon », « assez bon », « plutôt bon » ou encore « fantastique ». J’ai été enfant pendant la guerre, ce qui n’est pas le meilleur des environnements, loin s’en faut. Mais le monde dans lequel j’ai évolué par la suite a connu des mutations extraordinaires, progrès sociaux, évolution des moeurs, révolution technologique … En ce sens, j’ai eu la chance de connaître une époque passionnante. Voilà pourquoi j’ai choisi ce titre, « Né au bon moment ». »
La lecture de Né au bon moment se teinte d’ailleurs de quelques élans nostalgiques d’une époque de fourmillement culturel aujourd’hui amoindri. L’Angleterre d’après-guerre était une terre de frustrations, raconte Lodge : le pays n’évoluait pas aussi vite que d’autres pourtant plus touchés par la guerre. Le rêve ultime de l’Angleterre, c’était de ressembler à sa petite sœur, les États-Unis, d’avoir accès à cette opulence matérielle aujourd’hui omniprésente, au détriment de la richesse humaniste. « Il n’y a pas de grande ressource spirituelle aujourd’hui », achève-t-il.
… Et fantasme littéraire
« Le premier contact que j’ai eu avec la France a été des toilettes à la turque », rapporte-t-il avec un sérieux indéfectible et un brin de malice. La France est son pays d’adoption : il a un peu de famille de France, un peu d’ADN français en lui, et surtout un grand nombre de ses romans traduits depuis les années 90 aux Éditions Rivages. Ce succès est d’ailleurs survenu au bon moment, celui où ses écrits commençaient à lasser son pays natal : la France a offert un second souffle à sa carrière, pourtant loin de s’étioler, et chaque nouvel écrit est un phénomène dans l’hexagone.
Qu’est-ce qui fait le succès de David Lodge en France ? « Mes romans associent un récit assez fort, une histoire, mais aussi des idées, de l’humour. C’est une combinaison que l’on trouve rarement dans la fiction française de nos jours », théorise-t-il. Véritable icône de l’humour anglais, David Lodge brille par son incroyable maîtrise à introduire de l’irrévérence dans tous les aspects de la vie : « L’humour britannique, c’est l’irrévérence, c’est se déjouer de l’autorité en montrant l’absurdité de la vie ». Et ça cartonne. Chacun de ses romans transforme avec brio des expériences malheureuses en positif, nous arrache des rires qui ne doivent rien à la catharsis : pas de honte chez Lodge, pas de jugement, seulement l’art de la fiction et le talent de créer des situations drôles, à la lisière du pathos, sans jamais tomber dedans.
« Le vrai test pour un livre : aurez-vous envie de le relire ? Si oui, c’est un bon roman. Mes quatre premiers ont des faiblesses. Ils recèlent des choses intéressantes, une vitalité, une énergie stylistique que j’ai sans doute perdue depuis. Mais je suis plus fier des suivants, à partir de Changement de décor », admet-il. Et c’est justement à Changement de décor, tournant de sa carrière, que s’arrête Né au bon moment. Autant vous dire qu’on attend la seconde partie de ses mémoires avec impatience.