Ce soir, la promo du Master Edition de Paris IV lance, avec Effervescence, A l’heure de Moscou, le petit bijou des Editions du Samovar. L’occasion de revenir, avec une de leurs éditrices, sur les mythes de l’édition : du challenge littéraire jusqu’à la conception très pragmatique du livre, comment monte-t-on une maison d’édition dans le paysage éditorial actuel ? Réponse avec Salomé Dolinski.

Le pari était un peu fou. Chaque année, la promo édition du Master 2 MEA réalise un livre qu’elle présente au Salon du Livre de Paris. En juin dernier, la sentence est tombée : Bernard Vouilloux, directeur du master, Hélène Védrine et Jean-Michel Ollé, reponsables de la section Edition, ont imposé le thème de « la métalepse ». Un tel challenge aurait pu en faire fuir plus d’un, mais ni Salomé Dolinski, ni les camarades de sa promo, bébés éditeurs, n’ont abandonné le navire. Mieux : l’équipage, composé de 15 navigateurs, a réussi à mener le bateau à bon port sans prendre trop de retard en cours de route. Un miracle pour le monde de l’édition ! Le Transsibérien entre en gare ce soir, à la Maison de la Poésie, et nous livre A l’heure de Moscou, un petit bijou de littérature. Portrait d’un beau début.

Dix jours pour monter une maison d’ édition

Hélène Védrine et Jean-Michel Ollé n’ont pas fait dans la dentelle. Le thème ambitieux n’était que le premier pion d’une partie d’échecs en vitesse rapide. Si les quinze futurs éditeurs qui n’avaient comme seuls bagages qu’un M1 et quelques stages ont d’abord été intimidés par le projet, ils n’ont pas vraiment eu le temps d’en appréhender l’envergure : trois mois pour digérer le thème imposé, et moins de dix jours pour proposer un projet de A à Z – concept bien défini, forme du livre, contenu textuel et iconographique, budget, marketing.

La métalepse, c’est quoi ? « C’est une figure de style à la fois littéraire et cinématographique très large », explique Salomé, « une figure de style transgressive, de franchissement de seuil. En littérature, nous avons un pacte avec quatre entités plus ou moins distinctes : l’auteur, le narrateur, les personnages et le lecteur. Certains ne peuvent pas être en contact direct, en théorie. La métalepse intervient par exemple quand un personnage du livre interpelle le lecteur : il y a alors transgression du pacte de lecture. » Un thème complexe qui a sans doute constitué un des challenges de la conception éditoriale première.

Les rouages du Samovar

« Les rouages », c’est un terme que reprend Hélène Védrine pour définir le fonctionnement d’une maison. « C’est difficile de vraiment décrire les étapes d’un projet éditorial tel que celui-ci car elles sont presque toutes simultanées », confie Salomé.

La première étape a été de diviser cette équipe de quinze étudiants qui se connaissaient à peine en pôles, au terme d’une semaine intense en réunions. « Faire un livre a quinze est une vraie épreuve de démocratie et surtout de diplomatie », raconte Salomé. « Nous avons lancé un appel à contribution pour avoir des auteurs. Nous avons ouvert un site Internet, une page Facebook, Twitter et Instagram. On a commencé à se faire connaître avec l’appel à textes, qui a reçu plus de 100 contributions ! Parallèlement, nous avons pris contact avec notre illustrateur, Kévin Coeur-Joly, élève de l’école de Condé. »

Les étapes se succèdent ainsi, du dossier de candidature pour obtenir une subvention financière auprès du FSDIE (Fonds de solidarité et de développement des initiatives étudiantes) en novembre jusqu’au comité de lecture début décembre, en passant par les vacances de Noël à plancher sur les textes. « La maquette a commencé à vraiment se mettre en place en janvier et le 8 février, sans qu’on ne s’en rende compte, le BAT était près. »

Six mois pour mettre en branle des rouages à l’accoutumée plutôt lents : l’indécent pari est plus que réussi, fort d’un calendrier très cadencé. « Le marketing travaille sur la promotion depuis le début de l’année, le financier gère le budget et la campagne KissKiss BankBank, le juridique a rédigé les contrats, les a envoyés aux auteurs, s’est occupé du Salon du Livre en lien avec le marketing, le numérique réfléchit depuis le début sur la forme du livre numérique, la maquette a commencé tout de suite à travailler aussi, et le pôle fabrication, dont je fais partie, a du demander des devis très tôt », révèle-t-elle.

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La vraie difficulté s’est trouvée dans le dossier pour le FSDIE. « Les années précédentes, il était présenté en février, donc quasiment une fois le livre réalisé. Tout se faisait a posteriori. Cette année, nous avons dû le remplir pour le mois de novembre ! » Il a donc fallu prévoir, imaginer toutes les dépenses, de la fabrication du livre alors que sa forme était à peine définie, soumise à des modifications, jusqu’à la promotion du livre, en partant du prix d’un traiteur pour une soirée de lancement jusqu’au prix des timbres pour envoyer les services de presse. « Il a fallu penser à tout alors que le projet n’était qu’embryonnaire. »

« Non, le livre n’est pas en train de mourir »

Difficile de se faire une place dans un paysage éditorial de plus en plus concentré. Aujourd’hui, 80 p.cent du chiffre d’affaire annuel de l’édition française est détenu par les dix plus gros éditeurs. « C’est une vraie oligopole à frange », mais Salomé Dolinski y voit deux camps : les pessimistes, et les optimistes. « Les pessimistes pensent que l’édition à la française n’existe plus, qu’Hachette et Editis ont tout bouffé, que les maisons d’édition sont devenues de « vulgaires entreprises » qui courent après le profit et qui donc ne veulent faire que des best-sellers. Et évidemment on ne parle pas du Petit Prince, mais plutôt de Fifty Shades », explique-t-elle. « Et il y a les optimistes, ceux qui ont vu le paysage éditorial français changer ces dernières années et qui s’en accommodent. »

En France, on est quand même bien lotis : « le livre reste le premier produit culturel, on a la Loi Lang qui régit le prix unique du livre, beaucoup de prix littéraires, des tonnes de festivals et de salons du livre … On trouvera toujours de quoi se plaindre, mais pour l’instant, on est encore pas mal », rappelle Salomé. Le vrai challenge tient moins de la mort tant annoncée du livre que de la mutation des habitudes de lecture. « Il y a une baisse des ventes de livres, et nous avons développé depuis la fin des années 2000 une vraie culture de l’écran. Mais non, le livre n’est pas en train de mourir », reprend-elle.

L’édition a toujours été plus ou moins en crise, et l’apparition du numérique pousse une frange de la profession un peu sédentaire à se remettre en question. Néanmoins, loin de la mort du livre, l’édition numérique incarne une véritable ouverture potentielle, qui a pourtant du mal à décoller en France – ultime vestige d’une « édition à la Française », symbole culturel très fort d’uns part, signe distinctif d’un milieu qui peine à se renouveler d’autre part. « En France, la part du numérique dépasse à peine les 5 p.cent. Les pays anglo-saxons en sont plus friands, mais ça ne dépasse pas les 20 p.cent. »

Oubliez tous les clichés que vous lisez dans les médias. « Il semblerait que les lecteurs de numérique soient aussi de gros lecteurs de livres papier. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, ça n’a pas trop pris auprès de la jeunesse : le livre reste le premier produit culturel en France, loin devant le cinéma, la télévision ou les jeux-vidéos. » On est loin du tableau habituellement décrit par la presse qui, en revanche, souffre énormément de la plurivocité de formats offerts par le web.


Le Transsibérien de Samovar : entre voyage et lecture expérimentale

Si le numérique reste une part marginale de l’édition, il reste néanmoins une valeur ajoutée très importante, notamment en terme de marketing, et ces jeunes éditeurs l’ont bien compris. Le projet des Editions du Samovar prendra fin au Salon du Livre Paris, du 17 au 20 Mars, avec la présentation du livre réalisé ces derniers mois. Mais les Editions du Samovar ne vendent pas qu’un roman choral, ils vendent une expérience : ePub, web, livre papier et application promotionnelle s’entremêlent pour proposer une lecture expérimentale qui prend corps avec le voyage Transsibérien À l’heure de Moscou, voyage inter-temporel étrange et transportant.

L’ePub est la version digitale de notre livre, compatible avec toutes les liseuses et programmes de lecture de livres numériques. « Nous avons travaillé quasiment exclusivement sur le papier jusqu’à février, et la réalisation du livre numérique n’a pris ‘que’ trois semaines, pendant que le livre papier était à l’imprimerie. » La version web, en revanche, exploite davantage les possibilités interactives offertes par le numérique. Elle est hébergée sur le site des Editions du Samovar et protégée par un code fourni à l’achat du livre papier ou de l’ePub. La navigation pousse à l’expérience galvanisante de la lecture augmentée : c’est une carte cliquable ! « Chacun des quinze textes est lié à une gare du transsibérien », développe Salomé, « au début de chaque texte, un pictogramme cliquable permet d’obtenir des informations sur la ville qui lui est associée. Enfin, dans cette version, notre ami Dimitri le contrôleur [ndlr : fil rouge du projet éditorial] intervient ponctuellement pour donner son avis sur l’action … Ne vous étonnez donc pas si vous voyez surgir des pop-ups en marge ! »

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Pour régler toutes ces fonctionnalités, un test utilisateur a été réalisé au laboratoire d’ergodesign de l’Ecole des Gobelins avec l’aide de Nicolas Esposito. Une première version web a été montrée à quelques lecteurs, et l’analyse de leur comportement et de leurs réactions a été très utile pour affiner la conception. « Nous disposons également d’une application pour Ipad développée par Maud Benaddi et Guillaume Jasmin de Wayzbook », complète-t-elle. « C’est un livre-jeu qui propose une enquête dans le transsibérien à la recherche de Dimitri. »

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« Je crois qu’on sera une génération de réorientations »

Quand on évoque l’édition, on pense de suite à des figures emblématiques portées par Hollywood, comme Miranda Priestly ou Daniel Cleaver. Les prix littéraires accentuent d’ailleurs cette image très glamour et mondaine du métier d’éditeur, qui demeure pourtant un mystère total pour beaucoup. « L’édition est un métier de l’ombre », explique Salomé, « je crois que ça tient un peu du fait que la plupart des gens n’ont aucune idée de ce qu’est le métier d’éditeur. Il y a un mystère qui plane sur cette figure de l’éditeur. »

L’édition tient davantage de la vocation que du travail. « Mon père a été graphiste dans une petite maison d’édition indépendante en Normandie pendant 10 ans, de mes 6 à mes 16 ans », confie Salomé. « J’ai appris à lire avec ses bouquins, c’était génial. Je me suis fait des cabanes sur les palettes dans la réserve, entièrement entourée de cette odeur d’encre si caractéristique des livres, j’étais sur les salons très jeune … Et quand j’ai eu 16 ans mon père s’est fait licencier pour raisons économiques, la maison a été rachetée par une plus grosse et a coulé au bout de deux ans. »

C’était un peu le schéma que raconte André Schiffrin dans L’Edition sans éditeurs. L’édition est un métier qui carbure moins au salaire qu’à la passion. « Mais les gens de ma génération ne feront sûrement pas toute leur carrière dans l’édition, encore moins dans la même maison. Je crois qu’on sera une génération de réorientations. » Cette réalité-là n’a pourtant conduit aucun des membres des Editions du Samovar à se tourner vers un secteur plus « rentable ». Aidés par leurs professeurs et des intervenants professionnels comme Guillaume Robert, éditeur chez Flammarion, ou Dominique Escartin, fabricant chez Hachette, A l’heure de Moscou est la relique de six mois d’intense cohésion où il a parfois fallu se battre pour imposer leurs idées auprès des professeurs. « Les Editions du Samovar c’est nous quinze, et faire un livre à quinze est une vraie épreuve de démocratie et diplomatie » assène Salomé. Une épreuve réussie haut la main, à découvrir ce soir à la Maison de la Poésie, et du 17 au 20 Mars au Salon du Livre de Paris.

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