J’étais tranquillement au travail quand j’ai reçu un message un peu inquiétant de ma sœur.
« Appelle-moi vite, c’est à propos d’Alfred. »
Je n’avais pas imaginé une seule seconde qu’elle m’annoncerait la mort imminente de celui que je considérais comme mon père de cœur. La vie est un rêve dont la mort nous réveille.
Cet homme que je chérissais depuis 23 ans allait s’éteindre seul. Il n’avait ni femme, ni enfant, j’étais sa seule famille et il était de mon devoir de l’accompagner jusqu’au bout.
Arrivée à l’hôpital, j’allais pour la première fois de ma vie être confrontée à la mort. En tant que thanatophobique, cela allait être une double épreuve : celle de perdre un être aimé et celle d’affronter ma plus grande angoisse.
A sa retraite, Alfred est retourné dans son village natal pour y passer une fin de vie paisible. Il y a rencontré mes parents et une forte amitié s’est formée entre eux. N’ayant aucun enfant, il m’a aimée comme si j’étais la sienne. Il a assisté à toutes les grandes étapes de ma vie, autant que je me souvienne, je ne me rappelle pas un événement où il n’était pas à mes côtés.
J’ai passé une grande partie de mon enfance chez lui. Tous les jours, il venait me chercher à l’école à vélo alors qu’il avait 85 ans. Nous goûtions ensemble et je l’écoutais me raconter des histoires, ses histoires. Je voyageais à travers ses récits d’une autre époque qui avaient toujours valeur de morale.
Je passais plus de temps chez lui que chez moi sans que mes parents ne s’en plaignent, bien au contraire. Il m’apportait l’affection paternelle dont je manquais à la maison. Cela me peinait de voir que mes propres parents ne me portaient pas dans leur cœur, mais il trouvait toujours les mots justes pour me consoler sans les blâmer.
Il était si généreux et si bon, qu’autour de lui il n’y avait rien d’impur ni de mauvais, rien qui ne soit à l’image du bien.
Je me souviens des week-ends où nous fêtions la galette des rois et où il faisait toujours en sorte que je sois la reine. Tout le monde autour de la table savait qu’il trichait, mais personne ne lui disait rien. On savait tous qu’il voulait juste me rendre heureuse et voir un sourire se dessiner sur mes lèvres.
Alfred semblait être heureux, mais on est heureux et bon qu’après avoir beaucoup souffert. Sa longue vie lui a fait endurer beaucoup d’épreuves qui l’ont brisé. Sa femme est partie sans un mot le lendemain où il lui a avoué vouloir un enfant d’elle. Mais la perte de ses frères et sœurs a été pour lui une réelle injustice. Alfred ne comprenait pas pourquoi des jeunes partaient avant des personnes âgées comme lui, c’était pourtant l’ordre naturel. Il avait pour habitude de dire que « la vie mérite qu’on lui donne sa vie » et qu’il ne pouvait plus le faire alors qu’on lui ôte la sienne au lieu de celle d’un enfant.
Au fur et à mesure des années, sa vieillesse le rendait triste, puisqu’il vieillissait fragmentairement. Une partie de lui, encore dans sa vigueur, assistait, consternée à la décadence de l’autre.
Je me remémorais tout cela en montant les escaliers pour le rejoindre. Je suis restée devant sa porte un moment à essayer d’intérioriser mes sentiments pour ne pas qu’il les lise pas sur mon visage. En vain.
Il était là, devant moi, très affaibli. Je lui expliquai que j’allais rester avec lui quelques jours et qu’une infirmière m’installerait un lit dans la journée pour que je sois auprès de lui.
J’ai passé deux jours à ses côtés, à m’en occuper, à essayer de faire la discussion lors de ses brèves présences. Je lui tenais la main toute la journée pour lui montrer que j’étais là. Lorsque je le laissais, il la cherchait et ouvrait les yeux pour voir si j’étais toujours présente. Je n’ai plus voulu bouger de cette chaise, je ne voulais pas qu’il pense que je l’abandonne. Alfred ne pouvait plus prononcer un mot, mais je lisais dans ses yeux la frayeur. Comme le dit si bien Gil Courtemanche dans Je ne veux pas mourir seul « l’agonisant ne choisit pas de mourir. Il cherche des lambeaux de vie auxquels se raccrocher comme un naufragé agrippe un morceau d’épave. Ce n’est pas tellement l’envie de vivre, c’est plutôt la peur de mourir. » J’espérais que ma présence le réconforte, je ne pouvais rien faire de plus. Encore aujourd’hui, je me demande ce que j’aurais pu faire de plus.
A aucun moment je ne l’ai entendu se plaindre, sauf une fois. La fois de trop. J’ai compris que c’était la fin. Paniquée, j’ai appelé les infirmières. Les larmes coulaient sans que je puisse les contrôler. Pleurer a toujours été pour moi un moyen de sortir les choses profondément enfouies. J’avais tout gardé depuis plusieurs jours, la carapace que je m’étais créée s’est brisée à la vue et aux bruits de ses souffrances.
Le médecin est venu me rejoindre et m’a dit qu’il valait mieux que je rentre chez moi, que de toute manière il ne me reconnaissait pas. Je savais très bien qu’il me mentait et qu’il voulait me préserver. Je suis parti contre mon gré, le cœur lourd de savoir que la prochaine fois que je passerai le seuil de cette chambre, il ne serait plus là.
Le lendemain matin, une infirmière m’appela pour me dire qu’il était parti dans la nuit durant son sommeil. Les jours qui suivirent furent vides, je regardais nos photos et j’avais besoin de parler de lui, de nous, à tout mon entourage.
Je me demandais pourquoi il m’avait abandonnée, puis petit à petit j’ai cessé d’être égoïste, et je me suis dit que la mort l’a délivré de ses chagrins et de ses maux. Il avait enfin trouvé la paix éternelle entouré de sa famille dont il m’avait tant parlé, toutes ces années auprès de lui.
Je ne suis pas retourné sur sa tombe depuis le jour de l’enterrement, y aller me rappellerait qu’il ne fait plus partie de ce monde. J’ai envie de croire qu’il est encore chez lui, à m’attendre pour regarder un vieux western.
Alfred, tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis.